Interlude (nouvelle)
Une courte nouvelle que j'ai finalement décidé de retirer du recueil que je suis en train d'écrire.
Comme vous le savez peut-être (ou pas), je suis en train d’écrire un recueil de nouvelles. Il y a quelques mois, j’ai eu une inspiration subite et j’ai rédigé une nouvelle très courte, du début à la fin, d’une seule traite. Mais je n’ai pas réussi à faire ce que je voulais avec la fin, qui semble un peu “bâclée”, et finalement je ne trouve pas que cette nouvelle s’inscrive très bien dans l’économie du recueil. Je me suis donc dit : quitte à la mettre de côté, autant la mettre de côté quelque part, parce que je sais très bien que je n’en ferai rien. Je la laisse donc ici, peut-être qu’elle vous plaira malgré ses défauts.
Pour des questions de mise en forme du texte, je vous conseille de lire cette lettre sur ordinateur.
Quand je rentre du travail, je ne sais plus qui je suis. Je me sens vide, comme si le Démon du Labeur m’avait arraché mes entrailles, ne laissant plus qu’une peau plissée gésir à ses pieds. Je n’aime pas mon travail. Il ne m’apporte ni joie, ni excitation, ni satisfaction. Chaque seconde de travail est une morsure et mon corps n’est pas un espace infini ; récemment, c’est sous la peau qu’il me mord, je sens mes veines trembler sous la pression de dents aiguisées, je vois mes muscles se tendre et mes organes se compresser, cherchant à tout prix à éviter la mort. Je déteste mon travail, j’abhorre tout ce qui s’y rattache ou m’y fait penser, et Dieu sait que j’y pense : je ne dors plus la nuit, je rationne mes anxiolytiques, je mange sans faim ou j’oublie de manger.
Mais le problème ne se limite pas au travail seul. Le Démon ne s’arrête pas aux portes de mon lieu de travail, attendant le lendemain pour me revoir ; ce serait trop facile. Il me suit partout, parasite parmi les parasites, il empoisonne chacune de mes pensées, transforme mon temps libre en temps mort, me draine de toute vigueur créatrice. C’est le travail ou la vie, et je meurs à petit feu.
J’ai tout essayé pour le contrer : j’ai peint, dessiné, écrit, mais ça ne dure jamais et son silence est ponctuel. Je continue d’essayer parce que l’espoir est, ironie cruelle, mon seul espoir. Tous les matins, je saute dans le vide en espérant que la corde ne se brisera pas. Tous les matins, j’espère silencieusement que ce jour-là, elle se brisera.
Aujourd’hui non plus, elle ne s’est pas brisée. Je rentre chez moi, le soulagement d’une journée passée faisant taire, pendant quelques secondes, le monstre à mes côtés. Je pose mon sac de travail dans un coin pour ne surtout pas le voir, j’enlève mes chaussures pour enfiler mes chaussons, leur semelle aplatie par la lourdeur de mes pas, j’enlève mon déguisement pour enfiler un vêtement plus confortable, j’aimerais enlever mon cerveau mais ça ne marche pas. Alors, le corps mu par un vague instinct de vie, je me rends dans la cuisine, je prends le temps de préparer quelque chose de bon, mais pas trop de temps non plus, il se fait rare ces jours-ci et je ne peux le gaspiller. Quand je m’installe dans mon fauteuil, livre en main, assiette posée en équilibre sur une pile d’autres livres que je n’ai pas le temps de lire, je me dis que, peut-être, tout ira bien. La vérité m’achèverait, donc je la tais.
J’aimerais vous dire que la lecture me détend, me propulse dans un autre monde, mais ça fait quelques minutes déjà que je relis la même phrase sans la comprendre. Si je tourne un peu la tête, je verrai le Démon faire de la soupe avec mon cerveau. Lui aussi doit s’alimenter. Chaque mot sur la page me rappelle mon travail, l’enchevêtrement même des mots me paraît étouffant, je voudrais contempler une page blanche pendant des heures jusqu’à ce que ma tête renaisse, jusqu’à ce que mon corps oublie sa torpeur.
J’ai reçu un message. Je devais voir une amie demain, après le travail. Elle a annulé.
Est-ce la corde qui se brise ? Je regarde le mur au fond de la pièce et le sens se rapprocher, doucement. Mon appartement ne m’a jamais semblé aussi petit. Les mots sur la page sont comme embués. Sur mon téléphone, je vois des photos de personnes que je ne connais pas mais que j’admire : elles n’ont pas l’air de travailler, elles ont du temps, elles, pour écrire et créer. L’une d’entre elles a publié un livre. Peut-être devrais-je me lever pour écrire ? Sûrement, ça me fera du bien. Tout décharger sur le papier. L’une d’elles a publié une vidéo… Elle a fait une retraite d’écriture, le rêve. J’aimerais tellement pouvoir partir, comme ça, tout quitter, écrire toute la journée. Si j’avais toute la journée pour écrire, est-ce que j’écrirais ? Ou est-ce un autre mensonge que je me dis à moi-même, pour me rassurer, justifier ma paralysie ? « POV : tu as quitté ton travail pour voyager pendant un an »… Pourquoi pas moi ? Les autres n’ont-ils pas un monstre de désespoir confortablement installé sur leurs épaules ? « Susan Sontag : “Toute écriture est politique”, 1972 ». Je me demande ce que ça fait, d’avoir l’écriture pour travail. Je sacrifierais mes organes pour avoir le temps d’écrire. Plus d’estomac, plus de poumons, plus de cœur, plus rien, seulement un grand espace blanc, infini, sur lequel tracer minutieusement de beaux, longs mots. « Une journée dans ma peau » « Ce livre est la clef du bonheur » « Ces écrivains vous livrent leurs secrets d’écriture » « Archive INA : Les français au travail » « Comment dessiner un œil ? J’ai écrit tous les jours pendant / POV : Tu lis un / Comment il m’a demandé en / Aimer la solitude / Je vlog au trava- / Une jour- / Manger sain quand / Je
© Ève Antonov, 2024