Dans mon dernier roman-photo, je vous parlais d’une nouvelle écrite pour le concours d’écriture de Quinzaines. Cette nouvelle n’ayant pas été publiée, je vous la partage ici. La consigne d’écriture était simple : commencer une histoire par la phrase “Le vieux phare veillait encore, malgré les années.”
La houle
Le vieux phare veillait encore, malgré les années. Sa lumière coupable continuait d’éclairer les étoiles, sa lumière clignotait faiblement comme un spectre de marbre, sa lumière apeurée se penchait vers les vagues, buste en avant, catapulté dans la mer sombre qui peinait à embrasser la terre. Sa lumière clignotait… dans l’ombre de la nuit tombée un corps, au loin, se mouvait puis disparaissait, ses gestes entrecoupés, à moitié surveillés. Il s’approchait lentement du vieux mur de béton, de la tour aux briques inégales creusée de fissures végétales.
On avait trouvé, un soir, une jeune fille, son regard halluciné, étalée sur un rocher. Sur le gris tâché de la pierre, son corps brillait comme un fardeau, son poids délesté à la lumière de la lune. La décision fut sans appel : la fille coupable serait attachée sur son roc d’élection, laissée à l’abandon, exposée à la morsure des vagues. Toute la journée, son corps sècherait lamentablement aux yeux de tous, puis la nuit viendrait, et les jours d’après. Ses cris enfin cèderaient leur place au silence.
Le premier jour, les hommes et les femmes dansèrent en cercle autour du rocher, tâchant d’en égrener la souillure. Les mains liées et les yeux vers le ciel, ils chantèrent sans relâche afin de noyer la musique funèbre qui s’en échappait. Une femme, seule, lui tournait le dos, suivant la danse les yeux mi-clos.
On ne sut jamais ce qui était arrivé à la jeune fille. C’est la lumière de l’aurore, seule, qui révéla l’immense édifice construit pendant la nuit. À la place du rocher s’élevait une tour projetée vers le ciel, fermée sur elle-même, comme une prison d’argent. Elle, si faible alors, n’avait pu construire seule un tel monument. Mais qui d’autre ? L’assaillant, fantôme inconnu pris de remords ? Les chefs, revenant secrètement sur leur châtiment ? La tour pris des allures de présage. Effrayés de son ombre, au coucher du soleil, quand elle faisait tomber sur la ville un long stigmate pourpre, les hommes l’entourèrent d’un mince escalier en spirale et ornèrent son front d’une couronne lumineuse. Le phare était né.
La lumière dévorerait l’ombre, plus aucune nuit ne serait noire.
Dix années durant, le phare veilla à la sécurité des marins. Fiers de leur possession, les habitants en oublièrent les cris nocturnes de la houle qui resurgissaient, inlassablement, avec l’apparition des étoiles. Même la fille, avec le temps, disparu des mémoires. Seuls quelques curieux, les nuits de pleine lune, continuaient d’encercler le phare à la recherche d’une brèche. Ceux qui avaient été trop jeunes à l’époque du sacrifice s’imaginaient la jeune fille vivante, ses longs cheveux lâchés lorsque, la nuit, elle sortait de sa tour pour trouver de quoi boire. Les plus enthousiastes déposaient sur les marches des paniers de nourriture, sans savoir s’ils nourrissaient les oiseaux, les tortues ou la femme.
Une nuit, l’ampoule sembla défaillir. On eut beau la changer, réparer son câblage, la lumière continuait de s’égosiller, jetant sa clarté aveuglante à l’horizon fixe de la mer puis s’éteignant subitement comme pour en conserver les plus noirs secrets. La peur revint, plus stridente encore qu’aux premiers jours du phare : la lumière qui mourait, c’était le présage qui revenait et, avec lui, la promesse d’un plus grand mal.
Rapidement, le phare fut abandonné pour un autre, plus grand, moderne, fonctionnel ; mieux placé aussi. Et le vieux phare, son escalier crevassé, sa lumière défaillante, continuait de veiller son secret. Il se tenait fier, indestructible, protecteur égoïste d’un trésor inconnu. C’en était presque grotesque, cette double surveillance de l’eau et ce phare capricieux, qui troublait les signaux de son successeur. Si l’on avait été superstitieux, on aurait suspecté une malédiction, un sortilège lancé par quelque guérisseuse dans sa solitude de vieille folle. Mais l’on n’était pas superstitieux. Le phare maudit, à peine érodé par la mer, faisait vaciller sa lanterne faible pendant que le phare neuf annihilait la nuit.
C’est pendant une de ces nuits qu’un jeune garçon, enfin, découvrit en partie le secret de la tour muette. Il aperçut, rendue visible par le nouveau spectre qui tournoyait dans le ciel, une femme, une femme et un seau de plâtre, une femme qui comblait les fissures de l’impénétrable mur. Elle étalait la pâte avec ses mains nues, presque caressantes, et il lui sembla qu’elle murmurait de longues phrases au phare. Les paroles se noyaient dans le bruit de la mer glissant sur les pierres, dans le bruit des pierres agitées par la mer ; mais, caché derrière un rocher, il voyait ses lèvres bouger, il voyait la douceur de ses mains quand elle s’attardait sur un bout de mur avec l’amour d’une mère.
Il se promit de garder, pour toujours, le secret de cette nuit seulement pour lui.
Les années s’écoulèrent par dizaines sans que personne, jamais, ne devinât son origine, encore moins sa fonction. Sa lumière continuait de vaciller, clignotant contre les vagues, renforçant faiblement le travail de la lune : le vieux phare veillait encore. Et lorsque la mystérieuse femme disparut, le jeune garçon prit sa place, lui qui ne savait pas même ce qu’il souhaitait protéger.
Qui eût pu imaginer que les femmes du village avaient sacrifié leur nuit pour la vie d’une pauvre fille ?
De celle-ci, on ne sut jamais ce que le corps devint. Peut-être avait-il rejoint les étoiles.
Merveilleux ! Merci !
Vous, fille de la mer, avez décrit la houle de l'océan . Admirable