C'est quoi un roman-photo ?
Aujourd'hui, on revient sur l'histoire de ce genre narratif très particulier, né à la fin du XIXe siècle.
S’il y a quelque chose que j’adore, c’est me perdre dans des rabbit holes de recherche, que ce soit dans le cadre de ma thèse ou dans des micro-recherches, à seul but d’enrichissement personnel.
Alors, quand j’ai eu l’idée du nom “roman-photo” pour mes bilans mensuels1, j’ai décidé, par pure curiosité, de faire un petit détour par l’histoire de ce genre, afin d’avoir une idée de ce dans quoi je m’inscrivais. C’est cette histoire que je veux vous raconter.
1. Roman-photo, n. m.
Lorsqu’on commence à s’intéresser au roman-photo, on est vite confronté au flou de sa définition. Déjà, il faut le différencier du photo-roman :
Le photo-roman est en quelque sorte un équivalent de la bande-dessinée : des photographies sont placées en série, et des dialogues sont placés sur, sous ou entre lesdites photos. En gros, ça ressemble à ça :
Ici, c’est l’ordre des mots qui va indiquer où est mis l’accent du texte ou de la photographie. Ainsi, Serge Saint-Michel choisit d’employer “le mot roman-photo pour les réalisations où la photo reste encore énormément tributaire du texte (qu’elle sert le plus souvent à mettre en situation, voire simplement à illustrer)2”.

Dans le roman-photo, les photographies étaient souvent réalisées indépendemment du texte, sans dialogue entre l’auteur•ice et le photographe. Ça donnait lieu, parfois, à des incohérences, comme celle de la représentation des corps féminins dans Sapho, dompteuse, quelque chose dont j’ai parlé dans cette vidéo :
D’un point de vue historique, les débuts du roman-photo remontent à la fin du XIXe siècle (ma période préférée… comme par hasard). La XIXe siècle, c’est à la fois l’explosion de la presse et la naissance de la photographie : les deux se rejoignent en 1860, lorsqu’est “traduit” en photos le roman de Louis Desnoyers, Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart (1834). Ce qui est drôle, c’est que ce roman a été réédité de nombreuses fois avec des illustrations :
en 1834 (à sa sortie, donc), il est accompagné de cinq gravures de Fauchery
en 1843, il est illustré par Gérard-Séguin
en 1865, par H. Giacomelli
en 1868, il sera même adapté au cinéma par Michel Subiela
Lorsque Henri Tournier et Charles-Paul Furne l’adaptent en stéréoscopie3, ils ne font finalement que renouveler cette veine illustrative en utilisant un mode de création d’images très à la mode à l’époque.
À la fin du XIXe siècle, l’illustration photographique est devenue un argument de vente ; Sapho, dompteuse de Jane de la Vaudère (cité plus haut) donne à voir, sur sa page de titre :
Ainsi, la photographie constitue dans le roman-photo un “hors texte”, qui sert d’ornement, de complément. On est bien loin du photo-roman, où c’est la photographie qui a pour mission d’assurer le développement narratif de l’histoire.
2. Une littérature féminine… donc “mineure”
Et puis, le roman-photo étant apprécié des lectrices, il devient rapidement un objet littéraire méprisé, relégué à la littérature “à l’eau de rose”. Au XXe siècle et notamment après la guerre, le roman-photo devient un entre-deux du roman et du cinéma ; la presse dite “féminine” s’en empare et l’utilise pour ses histoires sentimentales. Le magazine Nous Deux est emblématique de ce phénomène :



En cette période de pénurie d’après-guerre, le papier est rationné et la presse du cœur a encore une réputation de soufre auprès de bon nombre de groupes de pression, qu’ils soient de gauche ou de droite, qui font tout pour freiner l’élan des magazines pour femmes4.
La dégradation d’une pratique artistique après sa “féminisation” n’est pas neuve : déjà au XIXe siècle, le multiplication des romans écrits par des femmes avait conduit à une perte de noblesse de ce genre littéraire pourtant très apprécié par les différentes écoles artistiques de l’époque (romantisme, réalisme, naturalisme…).
Je parlerai dans un prochain article de la question de l’écriture féminine et de la place des femmes dans l’histoire littéraire. C’est un sujet central dans ma thèse, donc j’aurai sans aucun doute beaucoup (trop) à en dire.
3. Puis est arrivée la télé
Entre 1950 et 1970, la télévision envahit les foyers français : on passe de 4000 postes en 1950 à 10 millions en 19685. Forcément, le roman-photo perd rapidement en vigueur et devient un vestige du passé : la presse n’est plus écrite et imprimée, elle est enregistrée et filmée ; c’est le soap opera qui va remplacer le roman-photo à l’eau de rose.
On notera, quand même, quelques résurgences de cette forme :
La Jetée de Chris Marker en 1962, court-métrage sous-titré Photo-roman, et qui déplace la forme du domaine littéraire à celui du cinéma (et accessoirement un très bon film)
Suzanne et Louise d’Hervé Guibert en 1980, un récit écrit à partir de photos de ses tantes et qu’il sous-titre Roman-photo :
La création, par les éditions Thierry Magnier, de la collection “Photoroman” en 2006 :
L’idée de photoroman est simple : un photographe confie une série d’images, vision intime d’un univers. Un écrivain les reçoit et s’aventure dans l’écriture d’un récit suscité par ces photographies6.
Ce qui est intéressant avec ces formes récentes de photo-romans, c’est qu’elles redonnent à la photographie une place équivalente à celle de l’écriture : ce n’est pas un ornement ou un “hors-texte” mais un point de départ de l’écriture, quelque chose qui va susciter l’écriture sans en assurer les fonctions (narration, création des images…). Ici, ce n’est plus l’ordre des mots qui compte (photo-roman ou roman-photo), mais le tiret qui les unit et invite à la collaboration.
4. Mon roman-photo
Pour moi aussi, dans ces lettres mensuelles, il s’agit de faire coexister mon amour de l’écriture et mon amour de la photographie, l’un suscitant ou découlant de l’autre, sans ordre ni préférence.
D’une certaine façon, mon roman-photo est aussi une manière de contrer l’omniprésence de l’audiovisuel (représenté, au XXe siècle, par la télé, aujourd’hui par… tout le reste), un moyen de réinsérer du temps pour la lecture dans un quotidien dominé par les images et l’“esthétique”, tout en conservant une appréciation pour la photo, sa capacité à capturer des moments, à les immortaliser.
Ce qui est beau, dans la photographie, c’est qu’elle est à la fois une icône et un tombeau du présent, une manière d’apprécier un moment tout en en conservant une trace indépendamment des caprices de la mémoire et du souvenir. C’est cet aspect-là que je veux honorer, en soulignant avec des mots tout ce que contient, pour moi, une simple photo.
Littérairement vôtre,
Ève
Voir l’article précédent : Roman-photo, septembre 2024.
Serge Saint-Michel, Le Roman-photo, Larousse, 1979.
Processus de création d’une image en relief par juxtaposition de deux photographies, très en vogue depuis sa présentation à l’Exposition universelle de Londres en 1851.
Jan Baetens, Pour le roman-photo, Les Impressions nouvelles, 2017.
“Télévision : 84 ans après sa première apparition publique, les pionniers avaient vu juste”, France TV Info, 2015.
“Photoroman”, la collection des éditions Thierry Magnier.
En lisant ton article, je me suis rappelé l’existence des Light novels, un genre littéraire japonais où l’image, l’illustration, s’imbriquent avec les mots. Bref, on ne s’en rend pas forcément compte de prime abord, mais les mots, tout comme les images, peuvent se refléter l’un dans l’autre. En tout cas, merci pour cette découverte !