Nosferatu, un nouveau Twilight ? 🧛🏻♂️
Du "shadow daddy trope" à Sigmund Freud en passant par le mythe de Cassandre, qu'est-ce qui se cache dans le dernier film de Robert Eggers ?
Quand j’ai appris que Robert Eggers, réalisateur d’un de mes films préférés de 2019, The Lighthouse, sortait en 2024 une adaptation du roman de Bram Stoker, Dracula, intitulée Nosferatu, j’ai su que j’allais courir le voir en salle à sa sortie. Ça n’a pas manqué : j’ai profité d’un dimanche soir trop calme pour enfin découvrir le dernier film de vampire en date (la légende dit que je ne vais au cinéma que pour les films de vampire – la légende dit vrai).
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref point de contexte : lorsque Robert Eggers choisit pour son vampire le nom Nosferatu plutôt que Dracula (comme l’avait fait Francis Ford Coppola en 1992 dans Bram Stoker’s Dracula), il s’inscrit dans l’héritage du (grand) film de Murnau, Nosferatu le vampire1 (1922) et de son remake par Werner Herzog, Nosferatu, fantôme de la nuit (1979).
Plus qu’une anecdote de cinéphile, cette filiation est essentielle pour appréhender l’adaptation d’Eggers, puisqu’il construit (peut-être un peu trop) son propre film en exagérant les caractéristiques les plus marquantes de ses prédécesseurs : que ce soit les jeux d’ombre de Murnau, l’aspect “romantique” de Herzog2 ou l’érotisme omniprésent de Coppola, tout y est. Si vous regardez le film de Murnau puis celui d’Eggers, vous verrez que la première moitié de ce dernier est presque identique au premier…
…mais ce n’est seulement par paresse artistique. En réalité, Eggers, comme Murnau, choisit (au début en tout cas, mais ça, on y reviendra) de coller au plus près du texte (un peu chiant) de Bram Stoker.
Et justement, ça parle de quoi, Dracula ?
Si vous n’avez pas lu le livre de Bram Stoker3, permettez-moi un bref résumé4 : Dracula (1897) s’ouvre avec le départ pour la Transylvanie de Jonathan Harker, notaire qui doit finaliser une transaction avec un certain comte Dracula. Comme c’est un roman épistolaire, c’est construit un peu n’importe comment :
d’abord, vous avez les lettres de Jonathan et sa fiancée (Mina Murray) et le journal que tient Jonathan pendant son séjour chez le comte. Pendant ce séjour, il découvre la nature de Dracula et finit presque mort dans un hôpital lorsqu’il réussit enfin à s’enfuir.
ensuite, les lettres et journaux de Mina, des amis qui l’hébergent pendant l’absence de Jonathan, et du docteur Van Helsing, seul connaisseur des sciences occultes : c’est ce petit groupe qui réussira, à la fin, à tuer Dracula.
au milieu, vous avez même droit au journal de bord du commandant de bateau qui emmène (sans le savoir) Dracula en Angleterre5.
L’histoire, en quelques mots, c’est celle des deux victimes principales de Dracula : Jonathan d’abord, puis Mina, qui semble obséder le vampire.
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1. Ce que j’ai pensé de Nosferatu (2024)
Même si j’ai apprécié le visionnage du film6, je me dois d’avouer qu’il comporte bien des défauts. Si on passe outre les codes vus et revus des films d’horreur, son plus gros défaut à mes yeux est son profond manque de liberté artistique. Si Eggers joue superbement bien de l’esthétique gothique, il se mouille très peu en terme de narration : à reprendre de trop près le récit de Bram Stoker et le scénario du Nosferatu de Murnau (duquel il reproduit même certains plans, au point que je me suis vraiment demandée si je n’étais pas partie pour juste voir le film de Murnau en couleurs), Robert Eggers en oublie parfois de donner à l’histoire un peu de sang neuf.
Heureusement, la deuxième moitié du film s’émancipe un peu du modèle indépassable de Murnau pour centrer l’histoire, non plus sur le groupe d’amis de Mina (Ellen dans le film, jouée par Lily-Rose Depp) ou sur la traque du vampire par les hommes, mais sur Mina/Ellen elle-même. Avec ses gros sabots d’américain, Eggers transforme la fable vampirique en métaphore (qui n’en est pas vraiment une parce que c’est très clairement dit) du combat intérieur d’Ellen entre bien et mal. Et même si ça manque cruellement de subtilité, j’ai trouvé ça cool.
J’ai beaucoup moins aimé l’apparence donnée à Nosferatu, parce que contrairement à Coppola, Eggers oublie que le pouvoir de fascination du vampire réside dans son apparence changeante, et notamment dans sa beauté surréelle. Dans le livre, comme dans le film de Coppola, Dracula a tour à tour l’apparence d’un vieil homme ou d’un beau jeune homme (joué par Johnny Depp 🤢 chez Coppola), et c’est cette beauté qui fait succomber Mina. Parce que, désolée, mais Nosferatu version Dark Vador, ça ne nous aide pas vraiment à comprendre le pouvoir magnétique qu’il exerce sur Ellen. À moins qu’elle ait été biberonnée aux dark romances7 et aux shadow daddies…
2. Érotisme et vampirisme : Nosferatu shadow daddy
J’ai appris ce qu’était un shadow daddy en regardant cette vidéo de The Book Leo : pour la faire courte, c’est le nom utilisé par vous-savez-quelle-génération (la Z) pour désigner un personnage masculin immortel, aux pouvoirs obscurs, impliqué dans une romance avec (le plus souvent) une mortelle à peine adulte. Pensez Edward Cullen ou Damon Salvatore.
Ce qui est drôle dans Nosferatu, c’est qu’on dirait que Robert Eggers a pris ce topos au pied de la lettre : Nosferatu, pour Ellen, est avant tout une ombre, mais une ombre avec laquelle elle parvient tout de même à avoir une relation sexuelle. On est en pleine romantasy8, et promis j’arrête avec les termes anglophones à partir de maintenant.
Si je doute qu’Eggers soit au courant des termes en vogue sur le BookTok, cette mise en scène de Nosferatu comme personnage masculin d’une romance est totalement délibérée. D’abord parce qu’elle s’inscrit dans l’héritage d’Herzog et Coppola, ensuite parce qu’Eggers a manifestement souhaité pousser l’érotisme vampirique à son paroxysme – au point que ça devient par moments un tant soit peu ridicule.
L’aspect érotique des histoires de vampire n’est pas nouveau ; sans remonter jusqu’à Carmilla (1872) qui en est un exemple flagrant, ou au couple antique d’Éros et Thanatos, il suffit de se remémorer l’âge d’or des romances vampiriques : The Vampire Diaries (1991) et Twilight (2006) en étant les incontournables (et la source de mon obsession pour les vampires). Le fait même que 50 Shades of Grey (2011) était à l’origine une fanfiction basée sur l’univers de Twilight vous dit tout ce que vous avez besoin de savoir sur le lien entre sexualité et vampirisme.
Mais c’est la manière de figurer cet érotisme qui est intéressante dans Nosferatu. Dans son désir de conserver en les exagérant les prouesses de chacun de ses prédécesseurs, Robert Eggers se trouvait face à un dilemme : faire de Nosferatu un être évanescent, présent à l’écran uniquement par son ombre, comme chez Murnau, ou en faire un être de chair, qui séduit comme chez Coppola le personnage féminin. Or, pour résoudre cette aporie, rien de plus simple : Eggers fait du désir pour le vampire l’expression charnelle d’une dichotomie intérieure ; il renverse l’opposition ombre ≠ corps en donnant à l’ombre fuyante le pouvoir d’incarner une réalité qui l’est encore plus. L’ombre devient la matérialisation du désir coupable d’Ellen, et l’enveloppe charnelle de Nosferatu seulement un prétexte permettant de rendre la menace réelle et tangible pour les autres personnages (et pour le spectateur). Encore une fois, si Eggers était allé au bout de son idée, il aurait fait de Nosferatu un drame purement psychologique et ç’aurait été renversant…
3. La morale, le désir
C’est cette mise au jour du sous-texte érotique des histoires de vampire qui inscrit le film dans une réflexion plus large sur la morale et le désir féminin.
Il y a deux personnages féminins dans Nosferatu : Ellen et son amie Anna, chez qui Ellen demeure pendant l’absence de Thomas (son mari – Jonathan Harker dans le livre). Le film s’ouvre avec une scène d’Ellen adolescente priant le ciel pour un remède à sa solitude ; c’est cette nuit-là que Nosferatu s’éveille et que son ombre rejoint Ellen, jusqu’à s’unir charnellement avec elle. Plus tard, alors qu’elle est mariée à Thomas, Ellen est encore tiraillée par son penchant pour le mal, et son désir coupable est intrinsèquement lié à sa folie (oui, on va parler d’hystérie).
De l’autre côté, son amie, Anna, est mariée elle aussi. Dès le début, une conversation entre Thomas et Friedrich (le mari d’Anna) nous révèle que la vie sexuelle du couple est plus qu’active, puisqu’Anna attend son troisième enfant. Vous voyez où je veux en venir : Anna, c’est la sexualité maternelle donc bonne ; Ellen, c’est la sexualité stérile, coupable, mauvaise. Alors qu’Anna, par pudeur, refuse que son mari l’embrasse en public, Ellen, elle, conduit Thomas à arriver en retard au travail parce qu’elle voulait le retenir au lit. Rien de nouveau sous le soleil : c’est encore et toujours la mère et la putain9.
Les deux femmes finissent (évidemment) par mourir, mais leurs morts sont étrangement parallèles :
Anna meurt suite à une attaque de Nosferatu, attaque qui l’allite avant de la tuer. Après sa mort, son mari Friedrich, fou de désespoir, se rend sur sa tombe. Il exhume le corps de sa femme, l’embrasse (voire plus) et meurt allongé sur elle.
Le film se clôt avec la mort d’Ellen, qui se sacrifie pour tuer Nosferatu. Pour ce, elle doit passer la nuit avec le vampire et se donner à lui afin qu’il oublie de retourner dans sa tombe au lever du soleil. Le dernier plan du film est donc celui d’Ellen, morte, allongée sous le corps de Nosferatu qui meurt sur elle.
Ironie du sort : la mère et la putain ont une mort similaire. Mais celle d’Ellen est une mort rédemptrice, puisque le sacrifice qu’elle fait conduit à l’élever moralement aux yeux du spectateur et des personnages. La seule manière pour elle de sortir de son statut de mauvaise femme, c’est de mourir. (C’est “drôle” parce qu’on pourrait croire que leur donner la même mort permettrait de dépasser le discours moralisateur sur la sexualité féminine. Mais non, c’est toujours la même chose : une femme morte vaut mieux qu’une femme vivante).
Nosferatu est bien un film sur le désir féminin, mais son propos reste trop brouillon. On hésite entre y voir une essentialisation du désir féminin10, ce féminisme de comptoir qui nous dit que c’est leur désir sexuel qui libère les femmes du partiarcat ; ou une critique des manières dont le désir féminin était perçu à l’époque. Les traitements médicaux d’Ellen (qui est endormie et menottée à son lit) sont typiques de la manière dont les femmes dites hystériques11 étaient traitées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. En même temps, le docteur qui critique ces pratiques est aussi celui qui l’enjoint à se sacrifier pour tuer Nosferatu…
Je ne l’ai pas précisé, mais cette fin diffère totalement de celle de Bram Stoker. L’idée du sacrifice par la nuit d’amour est ce que Robert Eggers apporte à la narration originelle, et ça nous conduit à nous demander : pourquoi faire ? Certes, cette fin semble rendre à la femme son agentivité, elle qui dans le livre devait attendre que les hommes s’occupent de tuer le vampire. Mais lier agentivité féminine et sacrifice est un peu facile, si ce n’est complètement dépourvu d’originalité (comme de toute utilité politique…).
4. Éloge de la fiction
La mère, Anna, qui perd ses filles avant de mourir et son fœtus au moment où elle meurt, devient à la fin l’image de la stérilité, passage souligné par l’acte nécrophile de son mari, acte sexuel qui mène à la mort et non à la naissance. De cette manière, elle annonce, peut-être, ce qui adviendra d’Ellen. Mais, surtout, ce passage de la maternité à la stérilité, parce qu’il prend place dans une scène qui fonctionne en parallèle avec la mort d’Ellen, nous dit quelque chose de ce qui se déroule à la fin du film. Certes, Ellen meurt et elle meurt sans enfant, mais elle semble malgré tout incarner un idéal de fertilité. Pourquoi ?
Ce renversement est annoncé dans la scène où le docteur révèle à Ellen la seule manière de tuer le vampire. Alors qu’Ellen, Thomas, Friedrich et von Franz ébauchent leur plan d’attaque dans une calèche, von Franz demande à Ellen de l’escorter jusqu’à sa porte. C’est alors qu’il lui annonce que c’est en réalité son rôle à elle qui est primordial, qu’elle est la seule à pouvoir arrêter Nosferatu.
Cependant, le moment-clef de cette scène n’est pas cette révélation, qui avait été déjà partiellement dévoilée au spectateur. La raison pour laquelle cette scène représente le moment central du film (selon moi), c’est que c’est à cet instant précis qu’un personnage reconnaît le pouvoir positif de la “folie” d’Ellen.
Dès le début du film, Ellen est dépeinte en proie à ce que ses amis nomment mélancolie : depuis son enfance (et notamment depuis sa première nuit avec Nosferatu, évènement qu’elle n’a évidemment dévoilé à personne), elle fait des cauchemars, des crises de somnambulisme, voire “d’hystérie”. Cette instabilité mentale semblait s’être interrompue après sa rencontre avec Thomas, mais plus Nosferatu se rapproche physiquement du pays d’Ellen, plus Ellen devient hystérique. Je dis hystérique parce que c’est clairement en référence aux travaux de Freud et de Charcot sur l’hystérie que la folie d’Ellen est mise en scène : elle se contorsionne, apparaît comme étant possédée par un démon (Nosferatu), von Franz dira même en regardant ses yeux pendant une crise qu’elle possède une “double vision”.

Là où tous les autres personnages expriment de la peur, de la lassitude et de l’incompréhension vis-à-vis des crises d’Ellen, von Franz, lui, exprime non seulement de la curiosité, mais aussi de l’admiration.
Lorsqu’il découvre qu’Ellen a été attachée à son lit par le précédent docteur, il ordonne qu’elle soit détachée et que l’on cesse de lui administrer des somnifères. L’ancien docteur lui demande alors : “But what if she starts again?”, ce à quoi il répondre : “Let her.”12 Ce premier échange fait de von Franz un personnage qui a de la compassion pour Ellen, et il semble en effet être le seul à se ranger de son côté. Pourtant, il est aussi celui qui l’encourage au sacrifice, devenant plutôt une figure analogue à celle d’Eggers : deux hommes qui voient le sacrifice féminin comme un idéal moral ultime.
Revenons-en à la scène centrale. Von Franz dit à Ellen :
“In heathen times, you might have been a great priestess of Isis. Yet in this strange and modern world, your purpose is of greater worth. You are our salvation.”
“Au temps des païens, vous auriez pu être une grande prêtresse d’Isis. Mais dans cet étrange monde moderne, votre destinée est d’une plus grande valeur encore. Vous être notre rédemption13.”
Von Franz associe Ellen à la figure d’Isis, symbole de fidélité maritale et de maternité : tout le contraire du personnage d’Ellen. Isis est aussi la déesse magicienne qui redonne vie à son mari décédé en rassemblant son corps démembré. Symbole de vie, de naissance et de résurrection.

Ce qui permet de comprendre le passage d’Ellen de la stérilité viciée à la fertilité et la résurrection, c’est la notion même de fiction.
À plusieurs moments du film, von Franz insiste pour donner du crédit aux propos hallucinatoires d’Ellen : il parvient à la faire parler pendant une crise d’hystérie, et il reconnaît pendant la scène-clef mentionnée ci-dessus la présence d’une spiritualité presque magique chez Ellen. Alors, en réfléchissant à la manière dont j’allais vous expliquer ma théorie sur la fiction comme sujet principal du film, j’ai eu une épiphanie : von Franz, c’est Aristote14.
Dans le Problème XXX, livre attribué au philosophe Aristote, celui-ci écrit que la mélancolie (ou “humeur noire”) est intrinsèquement liée au génie poétique. Très simplement, les personnes atteintes de mélancolie sont, par leur transcendance spirituelle, les plus capables d’atteindre une forme de génie.
Et c’est ce que dit von Franz à, et de, Ellen. Sa mélancolie n’est pas une tare : elle est un gage de vision (au sens de divination, mais aussi de vision artistique), de connexion spirituelle, de génie poétique. En faisant l’éloge d’Ellen, von Franz loue sa capacité à écouter ses intuitions et notamment les messages contenus dans ses rêves, qu’Ellen raconte tout au long du film. La mise au jour d’Ellen comme figure de prophétesse inscrit Nosferatu dans un propos plus large : la fiction est révélatrice du réel. Le rôle du cinéma est d’apprendre au spectateur à écouter, à voir au-delà de ce qui est montré, à avoir, comme Ellen, une “double vision”.
C’est dans cette mise en scène du règne de la fiction (opposé au “monde scientifique” contemporain) que peut se comprendre la relation d’Eggers avec ses prédécesseurs. Les références presque boulimiques à Murnau, Herzog et Coppola s’inscrivent dans une révérence totale à la fiction, à l’art, au cinéma et à la littérature. C’est pour ça qu’Eggers a choisi de raconter une histoire déjà contée des milliers de fois : parce que ce qui importe, ce n’est pas l’histoire, mais le fait qu’elle soit racontée.
5. Le féminin divinisé
Ce goût de la réécriture participe d’une mise en scène de la vérité comme plurielle et subjective. Pour Ellen et von Franz, c’est Nosferatu qui tue Anna ; pour Friedrich, c’est tout simplement la peste. La fiction n’est qu’une manière de comprendre et d’interpréter le réel, la science en est une autre.
Or, pour von Franz, la science est une tare et l’occultisme la manière véritablement éclairée de voir le monde. C’est aussi pour cela qu’il est le seul qui semble comprendre et soutenir Ellen : il la voit comme une figure de vérité, une prophétesse des temps modernes.
Il y aurait beaucoup à dire sur la similitude de Nosferatu et von Franz, deux hommes qui acceptent, voire convoitent, la “folie” d’Ellen dans leur propre intérêt : Nosferatu pour profiter sexuellement de sa vulnérabilité, von Franz pour donner vie à ses croyances et ses obsessions. On tombe un peu dans le cliché : le vrai monstre, ce n’est pas le vampire, c’est l’homme. 🤯
Dans la mythologie grecque, Apollon tombe sous le charme de la beauté de Cassandre. En échange du don de son corps, il lui offre le don de prophétie ; mais, au dernier moment, Cassandre se refuse à lui. Il décide alors de lui retirer le don de persuasion : Cassandre est condamnée à crier la vérité sans que personne ne la croie jamais.
Le lien, évident, entre Ellen et Cassandre est celui de la prophétie, et de la prophétie solitaire, ce pouvoir mort puisque jamais écouté. Mais la ressemblance va plus loin. Dans son article sur “Les ambivalences de Cassandre”, Alain Moreau écrit :
“Cassandre était la sœur jumelle d'Hélénos. Concubine d'Agamemnon, elle donna naissance à deux jumeaux. Cette présence de la gémellité dans la biographie de Cassandre la place sous le signe de l'ambivalence. Les jumeaux symbolisent en effet non seulement la dualité, c'est une évidence, mais plus précisément l'ambivalence, ‘une contradiction non résolue’, dont la mythologie grecque offre de nombreux exemples.”
Comme Ellen, Cassandre est habitée d’une dualité ontologique, et ce jusqu’au moment de sa mort :
“Cassandre meurt jeune. Mais précisément cette mort prématurée accentue l'ambivalence, car elle établit de façon éclatante l'opposition entre la capacité de prédire l'avenir, pouvoir qui vient des dieux, surhumain, et l'impossibilité de se soustraire (et de soustraire les siens) à une mort prochaine.”
De même, dans Nosferatu, la mort d’Ellen peine à faire sens : si, depuis son enfance, elle pressent les évènements à venir, comment ne voit-elle pas que les hommes (Nosferatu et von Franz) se jouent d’elle, la manipulent, la poussent à la mort ? Comment un personnage dont la force spirituelle vient d’être louée peut-il se soumettre au premier ordre venu ?
Un autre point de correspondance est celui du traitement de ces deux femmes par les hommes. Après que Cassandre ait trompé Apollon, c’est toute la ville de Troie qui s’en prend à elle en la rabaissant à un statut d’animal et en comparant ses prophéties à des “aboiements” :
“Proche des dieux par son don de prophétie, ramenée à l'humanité par la malédiction qui enlève toute efficacité à ses prophéties, Cassandre est dégradée au niveau des bêtes par le regard que posent les hommes sur elle. On ne la comprend pas. Son état de possession effraie. Elle a perdu toute raison : ‘La prêtresse de Phébus se tait soudain, la pâleur envahit ses joues, un frisson convulsif parcourt constamment tout son corps ; ses bandelettes se dressent,ses souples cheveux se hérissent ; son sein haletant se soulève avec un sourd murmure : ses yeux incertains chavirent, ses prunelles révulsées virent, puis se figent à nouveau dans une farouche immobilité’. (Sénèque, Agamemnon, 710-15)”
Bien avant l’apparition du terme hystérie, Cassandre apparaît comme une hystérique : elle est la femme possédée, folle, dont la déraison envahit le corps. C’est à la lettre près ce que vit Ellen dans le film avant l’arrivée de von Franz.
“Ce qui aurait pu être une force surnaturelle devient témoignage de faiblesse et d'impuissance. Cassandre est un jouet entre les mains des dieux et du destin.”
De même, ce que von Franz louait comme une puissance spirituelle chez Ellen devient l’image même de sa faiblesse et de son impuissance : complètement soumise au règne de la fiction, Ellen accepte de suivre le récit composé spécialement pour elle. La fiction univoque l’emporte sur la vérité plurielle : Ellen est le jouet de son propre esprit.
6. Un nouveau Twilight
Pour finir cet article sur une note un peu plus légère, j’aimerais que l’on se penche sur les nombreuses ressemblances entre Nosferatu et Twilight. Je suis intimement convaincue que Robert Eggers, non seulement a vu Twilight, mais s’en est volontairement inspiré. Oubliez toutes mes réflexions intellectuelles, c’est ça le vrai cœur de cet article.
Si l’on passe sur le fait que les films ont peu ou prou la même colorimétrie, je pense sincèrement que, d’une certaine manière, Eggers avait pour ambition de faire un nouveau Twilight (si tant est que cela signifie quelque chose). Ce que je veux dire par là, c’est qu’il inscrit son film dans un propos féminin plus qu’actuel (la question du désir féminin réprimé, son renversement à coups de “divine feminine”) et ça se voit dans la réception du film par la “gen Z”. Ellen n’est pas construite pour être un personnage véritablement complexe, mais avant tout pour être “relatable”, pour que les spectatrices puissent s’identifier à elle. En tout cas, c’est ce qui ressort de la réception du film :
“The dangers of a little crush” (@ziwe)
“horniest vampire movie since breaking dawn part 1” (@lucaslisbon)
“The darkness calls… and duh you wanna fuck the vampire not your nice polite husband” (@rowan_blanchard)
Le spectateur est censé, non seulement s’identifier à Ellen, mais aussi comprendre, voire partager son attirance pour le mal. Dans une société où les réseaux sociaux règnent en maître, où les jeunes (et notamment les jeunes filles) parlent de leur santé mentale, de leur dépression, mais aussi de leur sexualité, Ellen est l’archétype même d’un certain type féminin contemporain.
On est presque dans une dynamique de fanfiction : Ellen est une y/n15, sans personnalité, dont le caractère repose essentiellement sur son tiraillement entre une vie rangée avec son mari et l’excitation de l’interdit. De même, dans les films Twilight (qui n’arrivent pas à la cheville des livres), Bella est caractérisée par sa passivité et son mutisme. Ce qui importe, ce n’est pas la profondeur du personnage principal, mais sa relation amoureuse et ce qu’elle incarne de dilemme psychologique.
Force est de remarquer qu’Ellen et Bella partagent une obsession commune : celle du danger. L’attirance pour le mal qui possède Ellen fait écho à la recherche constante d’adrénaline par Bella dans New Moon (Twilight, 2). Elles existent dans une même dualité bien/mal, dualité universelle s’il en est, et qui est incarnée par rien de moins… qu’un triangle amoureux. Bella est tiraillée entre Jacob (le bien) et Edward (le mal) ; Ellen entre Thomas (le bien) et Nosferatu (le mal).
Ce choix d’utiliser la romance pour communiquer un dilemme psychologique participe, pour moi, de la volonté d’Eggers de faire un film “grand public” tout en conservant l’image de “cinéma d’auteur” qu’a sa filmographie. C’est probablement pour ça que ce film a déçu une certaine partie des férus d’Eggers : il est beaucoup moins complexe dans son propos, bien moins construit dans sa forme, bien moins innovant dans son image qu’un film comme The Lighthouse. Le fait que je vous ponde toute une tartine sur Nosferatu prouve moins sa réussite que l’accumulation de ses maladresses.
Quant à la fin, c’est justement la construction d’Ellen comme personnage auquel l’on doit s’identifier qui la rend relativement “problématique” : il est clair qu’Eggers voulait une fin qui permette l’assouvissement du désir coupable d’Ellen pour Nosferatu, mais qu’il ne pouvait (ou ne voulait) pas rendre ce désir justifiable par la même occasion. En même temps que le film offre au spectateur la catharsis du désir assouvi, il lui assène l’éternelle leçon des films américains, tous imbibés de morale chrétienne. De la même manière que l’on ne voulait pas voir Bella attendre chastement le mariage puis porter l’enfant (atroce) d’Edward, on ne veut pas voir Ellen mourir dans les bras de Nosferatu. Mais comme l’histoire ne cesse de se répéter…
Enfin, j’aimerais terminer avec l’élément le plus drôle, je dirais même absolument hilarant, de Nosferatu. Comme précédemment évoqué, la fin donne à voir la nuit d’amour d’Ellen et Nosferatu, puis la mort de Nosferatu lorsque le soleil se lève. À ce moment précis, lorsque le soleil se lève et éclaire le visage du vampire, la peau de Nosferatu se met à…
B R I L L E R.
Et c’est de loin le détail le plus drôle que j’ai vu dans un film.
La peau du vampire se met littéralement à scintiller.
Ne venez pas me dire qu’Eggers n’est pas un fan de Twilight et que Nosferatu n’est pas le grotesque enfant de Bram Stoker et Stephenie Meyer.
Sur ce,
Littérairement Cinématographiquement vôtre,
Ève
Le titre allemand, Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, se traduit littéralement par : Nosferatu, une symphonie d’horreur. Film muet, il se trouve aisément sur YouTube.
De tous ces films de vampire, c’est le seul que je n’ai pas vu, donc ne me faites pas trop confiance là-dessus.
Ce qui n’est pas si grave parce que, de toute façon, son prédécesseur Carmilla (Sheridan le Fanu, 1872) est bien meilleur.
J’en profite pour vous prévenir que, oui, je vais tout spoiler dans cet article (le livre comme le film).
C’est ce qui a donné lieu au film très très nul The Last Voyage of the Demeter (André Øvredal, 2023).
Je l’ai noté ⭐️⭐️⭐️/5 sur Letterboxd.
Genre littéraire malheureusement très à la mode en ce moment, où les personnages féminins s’entichent de personnages masculins violents et plus ou moins criminels.
Le terme romantasy désigne tout livre contenant à la fois des éléments de romance et de fantasy. C’est souvent dans ce genre de livres qu’on trouve des shadow daddies, puisqu’ils sont à la fois des personnages de romance et des personnages surnaturels.
La vierge, la mère et la putain sont reconnues comme étant les trois archétypes judéo-chrétiens de la féminité. Si une femme n’est ni vierge ni mère, elle incarne la féminité mauvaise, tarée, viciée.
On peut faire ici un lien avec toutes les théories du divine feminine et les raisons de leur résurgence.
Je vous invite à vous renseigner sur les théories et pratiques touchant à l’hystérie si ce n’est déjà fait.
Je paraphrase parce que je ne parviens pas à retrouver de citation exacte de ce passage. Le premier docteur demande au nouveau que faire si Ellen se remet à faire une crise, ce à quoi Von Franz répond qu’il faut tout simplement la laisser faire.
Ici, von Franz fait d’Ellen une figure christique puisque rédemptrice de l’humanité par son sacrifice, mais ce n’est pas la lecture qui m’intéresse aujourd’hui.
Je sais que je vous ai perdus, mais persévérez, je peux tout vous expliquer !!!
Pour ma grand-mère qui lit mes articles, et pour ceux qui n’ont pas passé leur adolescence sur Internet : une fanfiction est un récit écrit dans l’univers d’une œuvre préexistante (ex. Twilight), ayant généralement pour objet la mise en scène d’une romance entre deux personnages de cet univers. Y/n, qui signifie “your name”, remplace parfois le nom du personnage principal, le lecteur étant invité à insérer son propre nom dans l’histoire.
Analyse passionnante, j’ai appris plein de choses et après avoir vu le film , j’ai relu et encore plus apprécié toutes les références !
Bravo pour cette analyse !